vendredi 3 août 2012

Vases communicants / François Bon

768e jour de voyage. Et pour une fois, du moins ici, ce n'est pas moi qui prend la route mais François Bon, écrivain, blogueur (Le Tiers Livre), éditeur numérique (publie.net). Et s'il écrit ici, c'est que moi j'ai eu l'honneur qu'il m'invite à participer à une opération géniale d'échanges de contenus : les Vases communicants.
Le principe des Vases communicants est très simple : “le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”
François Bon écrit donc ici.
Et moi, j'écris chez lui >>> Voir Altamont et mourir, une façon de glisser mes pas dans les siens, lui, l'auteur du remarquable Rolling Stones une biographie !

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IL N’Y A PAS DE RUE LOVECRAFT À PROVIDENCE



On vient à Providence pour Lovecraft, et tout est à Providence comme Lovecraft l’a dit, mais il n’y a plus de Lovecraft à Providence.
La ville est en bas, resserrée – et c’est une ville que son ancienneté fait presque européenne : pour cela qu’on s’y sent bien, parce qu’on retrouve nos vieux repères ?
Du centre-ville tassé, émerge la coupole du Parlement. Même de là-haut, de la colline, on l’apercevra, selon différents angles, et sans savoir comment s’y rendre, mais on l’apercevra.


On a traversé sur le pont et pris la côte, on grimpe la rue qui va vers l’école d’art et l’université. Ce n’est pas difficile d’arriver au carrefour de Benefit Street. Le vieux bâtiment de la bibliothèque donne là. Dedans sont les archives Lovecraft, les lettres, les livres annotés, les manuscrits. Devenue la Meskatonic d’Arkham, la bibliothèque aux livres maudits, les livres occultes que venait lire ici Lovecraft, tient un rôle récurrent dans son oeuvre. Devant la porte, quand même, une plaque sur une stèle de bronze.


Ensuite, il n’y a plus qu’à remonter Benefit Street. Dans Celui qui hante la nuit, il y a la mention de ce parc minuscule, avec un grand arbre en surplomb de la terrasse, elle-même en surplomb de la ville. Je suis allé dans ce parc, j’ai posé la main sur le tronc du vieil arbre, où Poe venait regarder la ville, et Lovecraft venait à cause de Poe. Dans la ville tassée et confuse, en contrebas, on aperçoit la coupole, dans l’enchevêtrement du béton, des toits et des routes.


Quand on regarde vers le nord, cependant, il n’y a pas ce vieux quartier confus, réservé aux immigrants, que décrit le narrateur de Celui qui hante la nuit : recommence l’étalement urbain de la ville américaine, et l’espace vide qu’on aperçoit c’est le cimetière où il est, Lovecraft. On peut se rendre en image juste devant l’entrée monumentale.


Lovecraft a eu plusieurs adresses dans ce bout de Benefit Street, ce sont ces maisons de bois, à escaliers enchevêtrés, et mansardes dans les greniers. Dans Celui qui hante la nuit, le narrateur occupe une de ces chambres.


On passe dans la maison jaune qui a servi de modèle à La maison maudite. Elle est exactement comme il l’a décrite, mais lorsque nous lisons l’histoire, nous lui donnons des proportions plus hautes, nous la dressons dans un paysage plus dépouillé. La phrase de Lovecraft dresse un mystère, déploie Benefit Street à la fois dans le temps et dans l’espace. Les véhicules qui l’encombrent, la touffeur de l’été, nous tiennent à distance de la menace.


Je considère Celui qui hante la nuit comme un des plus puissants Lovecraft, parce que le fantastique ne surgit pas du surnaturel. Lovecraft s’en tient uniquement aux perspectives optiques de la ville, vue depuis la mansarde en surplomb, dans les vieilles maisons enchevêtrées près de la bibliothèque. Le clocher qu’il aperçoit, dans cette distance, devient une sorte de conquête de l’inatteignable, suppose pour l’atteindre que dans la ville on se perde. Cela évoque plutôt, pour moi, via l’éloignement, les clochers, les jeux de côtes et de hauteurs, des souvenirs liés à Naples, Rome ou Marseille.
En marchant dans Benefit Street, à Providence (quand on a la chance d’être passé à l’Office du Tourisme, qu’on vous a remis une feuille dactylographiée avec les lieux de Lovecraft – puisque sinon il n’est nulle part, et surtout pas dans les librairies) on a l’impression de le découvrir devant soi, le clocher mystérieux, derrière sa grille, de Celui qui hante la nuit. Ce que Lovecraft a projeté dans le lointain de la ville, dédoublant la coupole du Parlement, c’est ce qu’il avait tout auprès. Alors son dispositif de réfraction optique, qui va conditionner toute l’histoire, et la fin violente, morbide, du narrateur, c’est comme la complexité du micro-univers de Benefit Street qui aurait avalé l’image entière de la ville.

Je crois que la réussite de Celui qui hante la nuit, où le fait qu’Edgar Poe ait habité Benefit Street est dûment convoqué comme amorce de l’histoire, c’est que la terreur, la peur, la menace, le malaise tiennent moins à ce qu’on découvre dans le clocher maudit, qu’à ce chemin radial dans la ville pour tenter de le rejoindre, quand bien même on n’arrivera pas à mémoriser sa propre route, et le surgissement brutal du clocher, tout près devant soi, alors qu’on croyait l’avoir perdu.
Cette étrangeté, dans la traversée radiale de la ville, voilà peut-être ce qui survit malgré elle dans Providence, qui veut ignorer ce que Lovecraft a fait d’elle, et ne pouvait se dispenser d’elle.
Tout au bout de la traversée, de n’importe quelle traversée radiale de la ville de Lovecraft, on retombera sur le clocher entouré de ses grilles, et l’horreur absolue qu’il contient, vous saisira dans le dos, vous aspirera et vous tuera.
François Bon 2012





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